Maître de sagesse : Al Hallaj, l’amant ivre de Dieu
Dans la Bagdad du X° siècle, qui était alors la plus grande métropole du monde musulman, Hallaj apparaît, avec ses chants mystiques enflammés et ses provocations – qui le menèrent à la limite de l’hérésie -, comme un homme trop dérangeant. Il fut jugé puis exécuté… Que s’est-il passé dans la tête et le cœur d’Hussaïn ibn Mansour (858-922) ? Quelles sont ces nouvelles idées qu’il est venu prêcher jusque dans la grande mosquée de Bagdad et qu’il a même osé divulguer dans les souks de la capitale, au risque de troubler le petit peuple dans sa foi ? Est-il devenu fou ou est-il un hérétique ? Pourtant, celui que le peuple appelle aujourd’hui Al-Hallaj, le cardeur – en référence au métier de son père – mais aussi pour signifier qu’on le prend pour un directeur de conscience, pour un « cardeur des cœurs » - avait tous les atouts pour demeurer un musulman respectable. Marié et père de 4 enfants – il a voulu rester monogame, ce qui était une originalité – il a toujours assuré la subsistance de sa famille. Au moment de son mariage, à l’âge de 20 ans, il était soufi de l’école de Junayd connue pour sa modération. Or son disciple Hallaj est allé plus loin. Trop loin. Du haut de ses extases mystiques, il s’est permis d’insinuer que le regard musulman sur Dieu n’est qu’une perspective parmi d’autres. Il a certes accompli son pèlerinage à la Mecque - on dit même qu’il y est resté un an en état de jeûne et de silence - mais il proclame aujourd’hui que le véritable pèlerinage est intérieur, que celui qui s’est laissé pénétrer par Dieu n’a pas besoin d’aller tourner sept fois autour de la Kaaba. Il ose ainsi s’attaquer au Hajj, le pèlerinage que tout musulman doit effectuer au moins une fois dans sa vie et qui l’un des cinq piliers de l’Islam. Il ose aussi proclamer que « toutes les religions sont faites pour Allah le très glorieux » et que « le judaïsme, christianisme et islam, comme les autres religions, ne sont que dénominations et appellations. Le but recherché à travers elles, dit-il, ne varie ni ne change ». Les rites sont pour lui que des intermédiaires, dont on n’a plus besoin lorsqu’on a goûté à la réalité divine. Il a même lancé un jour : « J’ai renié le culte dû à Dieu, et ce reniement m’était un devoir, alors qu’il est pour les musulmans un péché. » Autrement dit, l’esprit de la Loi coranique, qui réside dans un dépassement de soi-même pour accueillir Dieu au fond de soi, est plus important que la lettre, il peut même se passer de la lettre ! Toutes ces audaces mettent trop en danger l’unité de la communauté. Et elles vaudront au grand mystique d’être exécuté en place publique en l’an 309 de l’Hégire, après plus de 8 années de prison à Bagdad. Cette condamnation a-t-elle été l’une des erreurs judiciaires les plus graves des gardiens de la Loi musulmane ? Le prétexte de son arrestation fut son exclamation : « Ana al-haqq » - « Je suis la Vérité absolue ». On lui reprochait de se prendre pour l’Absolu incarné et d’être influencé par la notion d’Incarnation chère aux chrétiens dont effectivement il était très proche. Mais, à ses yeux, cette exclamation signifiait plutôt que l’union mystique à Dieu permet à l’homme de comprendre l’essentiel, à savoir que la nature divine, « Lahut », contient en elle-même la nature humaine, « Nasut ». Sa formule était peut-être un peu trop paradoxale pour ne pas créer de malentendus… *** A lire : « Diwan » traduit et présenté par Louis Massignon (Points Sagesses, Seuil, 1992) « Poèmes mystiques », collection Spiritualité vivantes, Albin Michel, 1998 « Le message de Hallaj l’Expatrié », Stéphane Ruspoli (Le Cerf, 2005) *** D'après : Jean Mouttapa, "Religions en dialogue" publié chez Albin Michel en 2002